En mai 2002 nous avions mis en couverture la maison de Pablo Katz. Cette construction en ossature béton sur cinq niveaux est largement traversée par la lumière, une marque de fabrique de cet architecte franco-argentin. Les grandes baies en profils d’acier avaient été fabriquées par Devaux & Fillard à Voglans (73), à l’époque de son fondateur Louis Girardet, décédé en 2010. Vingt ans ont passé et nous avions envie de revoir le passage Bourgoin dans le 13e arrondissement où Pablo Katz a aussi son agence. En 2002 il nous avait dit : « J’essaye de faire de l’architecture contemporaine, d’épurer les projets pour aller vers l’essentiel des choses. Je déteste ce qui est faux. J’aime que les matériaux s’expriment en tant que tels. J’accepte la mousse sur le béton et la rouille sur le fer. Ce sont les traces du temps qui passe sur les matériaux comme des rides sur un visage. Le temps doit apporter un cachet aux choses. Je suis moderne mais sans une vision puriste des modernes avec cette architecture blanche, immaculée, qui ne supporte aucune tache. Dans 50 ans, ce bâtiment sera certainement plus beau ». Deux décennies plus tard, la maison de Pablo Katz s’est végétalisée et patinée. La glycine et les arbres ont poussé. Mais qu’en est-il du regard de l’architecte sur son métier ?
© Leandro Katz
Métal Flash 2002-2022, qu’est-ce qui a changé selon vous ?
Pablo Katz J’ai toujours la même passion pour mon métier, mais l’architecture est un combat de tous les jours. Construire est plus dur aujourd’hui qu’il y a vingt ans. La place de l’architecte est moins considérée, la financiarisation de la société a réduit notre rôle. Il y a vingt ans, le désir d’architecture était plus intense, la considération était plus forte. Cette dégradation dans la perception du métier s’est accélérée avec le déplacement d’une part importante de la commande publique, vers le privé. Les logements sont devenus des produits financiers, nos missions sont plus fragmentées, sans la vision du long terme. Aussi la recherche d’un profit rapide est conjuguée à une perte de savoir-faire à tous les niveaux.
MF La démarche environnementale a pourtant progressé dans le bâtiment, n’est-ce pas un signe encourageant ?
P.K. Oui, sans aucun doute. Nous, architectes, sommes des acteurs centraux dans la prise en compte des réponses aux problématiques de développement durable. Nous plaidons pour des démarches plus vertueuses et avons des réponses aux questions posées par le changement climatique et l’urgence environnementale. Nous défendons une approche en coût global, mais avons beaucoup de difficultés à être entendus. Nous préconisons des logements transformables et évolutifs, des matériaux démontables et recyclables, des réalisations mieux conçues… Or, c’est dans la matière grise et dans les études qu’il faut investir et ça, il n’y a pas grand monde pour le financer. Ça va à l’encontre d’une logique de profit rapide qui prévaut chez les investisseurs.
MF Que faudrait-il faire à court terme ?
P K Commencer par réfléchir à deux fois avant de raser les immeubles, par exemple. On peut les restructurer, les requalifier. Alors que la démolition-reconstruction est catastrophique en termes de bilan carbone, la transformation de l’existant est bien plus vertueuse. Les jeunes architectes sont stimulés par ces projets et engagés sur l’existant. C’est une façon de mettre en avant la valeur ajoutée de l’architecte au service de l’urgence climatique. La tendance actuelle n’est pas soutenable, il faut mettre fin aux fantasmes du high-tech, cesser les gadgets, comme l’illusion de piloter toutes les fonctions de sa maison depuis sa voiture. Quand on définit ce qui fait la qualité de vie, on n’a pas ce type de besoins. Il est primordial de revenir à l’essentiel, la pertinence et le bon sens dans les solutions mises en œuvre et revaloriser le savoir-faire.
© Arnaud Rinuccini
Détail de la crèche "La maison enchantée" à Paris 14e.
MF Je me souviens de votre attachement à la métallerie Devaux & Fillard de Louis Girardet. Quel est votre regard sur les entreprises ?
P.K. Ces métalliers avaient l’amour du travail bien fait. Ces savoir-faire sont aujourd’hui devenus un luxe. C’est l’exception alors que ça devrait être la règle. Nous avons du mal à trouver les filières organisées et des artisans qui tirent les projets vers le haut. Nous sommes dans une logique mortifère du moins-disant. Le moins-disant va à l’encontre du travail bien fait, et donc de la qualité et de la pérennité. Aussi, je plaide pour une plus forte participation des habitants, or eux, comme souvent les élus, n’ont pas ou plus la compétence. Il faudrait une montée en compétence collective et individuelle sur les questions qui concernent notre cadre de vie. Or, ces sujets ne sont même pas enseignés à l’école.
MF Ne s’agit-il pas d’un échec du lobbying des architectes ?
P.K. La loi du 3 janvier 1977 est une spécificité française dont nous devrions être fiers. Elle affirme que l’architecture est une expression de la culture et qu’en conséquence, la création architecturale, la qualité des constructions, leur insertion dans le milieu environnant, le respect du paysage naturel et urbain ainsi que du patrimoine sont d’intérêt public. Les architectes, profession réglementée et encadrée par une charte de déontologie, sont censés être les garants de cet intérêt public. Pourtant, nous n’avons plus les moyens, ou si peu. Notre place dans la société recule alors qu’elle ne devrait jamais cesser de progresser. Cela témoigne du peu d’attention que nous prêtons à notre cadre de vie. Ces questions ont été absentes des programmes et débats de la présidentielle, alors qu’en France, le logement représente le plus grand poste dans l’effort des ménages (jusqu’à 45 %), que le bâtiment produit 30 % du CO2 émit, 60 % des déchets, … et que le secteur représente environ 8 % du PIB et mobilise un grand nombre d’emplois non-délocalisables. Cette cécité est un échec de société. Les architectes sont bien seuls et démunis face à la puissance financière des banques, des investisseurs, des promoteurs et des grandes entreprises. Mais c’est la société dans son ensemble qui est perdante. Le logement social a été un temps un moteur de l’innovation. De grands architectes ont fait leurs armes dans le logement social. Mais aujourd’hui, plus de la moitié de ces logements sont produits en VEFA par la promotion privée. Les logements sont plus médiocres, plus petits. Alors que, du fait de la crise sanitaire, on a constaté l’importance de la qualité de l’habitat, l’exigence de qualité n’est plus au centre de la construction. La matière grise (les études) est la matière la moins chère, elle est pourtant celle qui permet de créer de la valeur, de transformer le métal, le béton, le bois, … en production culturelle durable et respectueuse de l’environnement, capable de produire un cadre de vie de qualité, au service de l’intérêt général.
© Christine Seghezzi
Entrée de l'Îlot des Mariniers, un ensemble de logements sur lequel une attention particulière a été porté sur la protection solaire extérieure.
MF Que vous inspire la situation géopolitique mondiale ?
P.K. La crise ukrainienne nous remet face à nos pénuries et à nos manques. C’est triste de devoir traverser une pandémie et une guerre pour alerter sur des sujets dont on aurait pu prendre conscience sans de tels sacrifices. La crise sanitaire comme la guerre en Ukraine pourraient être les déclencheurs d’une prise de conscience indispensable. Si ces situations permettaient une évolution des manières de faire, alors nous pourrions dire que ça n’a pas été pour rien. Encore faut-il que les leçons soient tirées, or rien n’est moins sûr… Le monde de demain ne sera pas nécessairement meilleur. C’est à nous de le transformer.
MF Que dire aux jeunes, doit-on encore faire des études d’architecture ?
P.K. L’architecture reste un métier merveilleux, de passionnés et de passion. On ne peut pas le faire si on n’a pas cet engagement et cette volonté. La valeur culturelle de notre patrimoine est tellement immense, que je reste persuadé qu’il y a un avenir pour ce métier. Les crises climatique et énergétique viennent renforcer cette conviction. On a besoin de professionnels qui réfléchissent à des nouvelles façons de fabriquer le cadre de vie, les espaces de travail, l’habitat. On ne peut pas considérer l’architecte seulement comme un producteur de formes. Les formes doivent obéir à des nécessités et répondre à des sollicitations. Je pense même que chaque décision dans les projets n’est légitime que dans la mesure où elle répond à des sollicitations, à des raisons d’être. D’ailleurs, les meilleures réponses sont celles qui répondent à plusieurs sollicitations à la fois. L’architecte aura toujours une place dans la mesure où il sera au service de la société : créer du beau, de l’utile, de l’émotion, mais aussi du sens.
© Christine Seghezzi
"Nous avons des réponses aux questions posées par le changement climatique et l’urgence environnementale".
Parcours
Depuis plus de trente ans, Pablo Katz et son agence ont participé à la réalisation de milliers de logements, de nombreux groupes scolaires et de crèches. L’enseignant de l’École Camondo, de la FADU de Buenos Aires, de l’UADE, de l’École Spéciale d’architecture de Paris et de l’Académie des Arts de Stuttgart, a été élu en 2021 président de l’Académie d’architecture. Il y a succédé à Bertrand Lemoine. Il est par ailleurs Architecte conseil de l’État. Son travail se caractérise par une préoccupation de justesse dans l’utilisation des matériaux. L’acier y a toujours une belle opportunité d’expression.
www.pablokatz-architecture.com